Devant moi se tenaient le vert luxuriant de la colline et le bleu frais du fleuve, ondulés par le balancement placide d'un navire solitaire. Le sommet sur lequel j’étais assise était un rocher sombre pointé vers le ciel, mais pas assez haut pour échapper aux douces rafales du vent qui jouaient gaiement avec mes cheveux. Je sentais l'oscillation de mes pieds dans le vide, quand j'entendis un grondement venir de l'autre côté de la colline. Je levai la tête et fixai mon regard sur l'horizon. Le bruit s'intensifia à chaque instant, lorsque d'un nuage de poussière apparut le galop assourdissant et déconnecté d'un Centaure. La rapidité avec laquelle il atteignit le rocher me fit croire qu’il aurait fini contre, mais il se retourna plutôt avec une habile manœuvre des pattes.
Il commença à longer le mur de pierre avec un léger trot, mais ne trouvant aucune issue de secours, il s'arrêta. Ce fut une crise de colère : la créature piaffait, se retournait et se tortillait comme une bête dans une cage. J’observai cette scène avec crainte et consternation : le Centaure ne semblait pas avoir le moindre intérêt pour moi, mais l'aura d'angoisse qui l'entourait était très contagieuse. L’activité de ses sabots sur le sol scannait les moments qui s'écoulaient pour arriver à quelque chose d'inexorable, lorsque celui-ci saisit l'arc de chasse, prit une flèche dans le carquois et la pointa au sol, gardant les yeux rivés sur l'horizon, et me poussant à faire de même.
C’est là que je la vis, au bord de la colline, avancer d'un pas lent et menaçant, comme un félin prêt à tenir une embuscade. La hallebarde dorée massive, qu'elle tenait serrée dans la main gauche, ne semblait pas elle peser. Il semblait que le vent avait trouvé un sujet plus intéressant avec lequel jouer : il se plaisait à créer avec sa robe des petits tourbillons de soie, qui enveloppaient autour des jambes de la femme ; des motifs de bagues entrelacées disparaissaient et réapparaissaient dans les plis. La brise faisait danser ses longs cheveux autour de la peau laiteuse du visage, du cou, de la poitrine et des épaules.
Chaque mouvement rendait différents les reflets rouge-dorés des mèches finement entrelacées de branches d’olive vertes et argentées, qui s’étalaient sur tout le corps : encerclaient son ventre, enveloppaient ses bras et ses seins. Mais c’était le regard, d’un gris léger et magnétique, qui rayonnait le charme de la femme : serein, mais menaçant ; fier et sage, mais humble. Elle avait l'expression cool de quelqu'un qui vient de gagner une bataille et est sur le point d’en réclamer le prix. Mais la dualité de ses propos rendait ses intentions indéchiffrables et provoquait des contradictions en moi aussi. Je ressentais de l'attirance et de la répulsion envers la femme, et la même réaction se produisait pour le Centaure, qui semblait fébrile, faisait de petits pas vers elle, mais ensuite se retirait vers le rocher. La dame mystérieuse, à quelques centimètres à peine du centaure, qui sembla soudain docile et impuissant, le fixa en silence, quand elle leva lentement son bras droit et tendit ses doigts fuselés vers la tête de son rival, comme s'elle voulait caresser doucement les cheveux bruns, mais il recula, effrayé. C’est là que la guerrière parla ; une voix élégante et vibrante me parvint : "Pourquoi bougez-vous centaure ? Vous êtes dégoûté peut-être ? Ou avez-vous peur de moi ? "
Le Centaure se redressa dans l'espoir de retrouver une certaine dignité, mais répondit avec hésitation : "Comment pouvez-vous me dégoûter, oh, Pallas Athéna ? Aucune des étoiles du firmament ne peut rivaliser avec votre beauté. Non, ma déesse, j'ai n’ai pas peur de vous, pas pour ma vie, mais pour ma liberté. J'aime vivre selon mon instinct et satisfaire mes sens au-delà de toute limite. Je veux vivre les passions sans aucune inhibition. Mais cela ne m'est pas accordé si je ne suis pas libre de vous. Pourquoi alors vous me persécutez ? Je vous ai fait mal ? "
Athéna ne répondit pas tout de suite. Dans ses yeux sages, je pouvais entrevoir son esprit prêt à élaborer une réponse. Pendant quelques secondes, il semblait que le monde s’était arrêté, puis elle parla : "Il y avait un homme, il y a quelques temps ; un philosophe et savant grec mon protégé, Platon était son nom. L'histoire qu’il racontait au monde, maintenant, je la raconte à toi, Centaure. L'âme, après la mort et avant la vie, a un moment de réminiscence dans lequel elle ressemble à un chariot tiré par un couple de chevaux et conduit par un aurige qui y tient les rênes. Le cheval noir est concupiscible et se dirige instinctivement vers le bas, à la réincarnation. Le cheval blanc est spirituel et s'élève dans le monde des idées, le Supercéleste.
L’aurige, en tant qu'esprit et tête pensante du corps, a le devoir d'élever le chariot vers les idées. Plus il en sera capable, et plus grande sera la sagesse de l'âme une fois de retour dans la vie. Mon intention n’est pas de te persécuter, Centaure : dans ta tête, trottent errants les chevaux noir et blanc. Ce que tu appelles liberté est en réalité la soumission de ta spiritualité aux passions, qui te maintiennent enchaîné sur la Terre et ne te permettent pas d'atteindre les étoiles, que tu ne vénères que de loin. Je ne suis pas ici pour te priver de tes passions, mais pour t’aider à trouver ton équilibre. Si tu acceptes mon guide, je serai pour toi l’aurige du chariot qui te portera à la grandeur".
J’attendis la réponse du Centaure, mais je j’étais entourée seulement par le silence. Le Centaure inclina docilement la tête devant Athéna. La déesse avait agrippé ses cheveux avec une force délicate, en le domptant dans une prise ferme mais douce. Elle le traîna hors de l'ombre de la pierre, vers l'horizon illuminé par le soleil. Ainsi les deux personnages, comme un couple de vieux amants, disparurent dans le néant.
Je restai immobile, en proie à l'extase de la scène à laquelle je venais de participer en tant que présence invisible. Je descendis rapidement le long du mur rocheux et je commençai à courir : je traversai les paysages ruraux, j'atteignis les hauts murs de ceinture de la ville et je parcourus les rues étroites et sinueuses de Florence. Je sentis le bruit sourd de mes pieds cogner sur le trottoir en pierre au rythme de mes pas. Je poussai la lourde porte en bois qui donnait accès à l'atelier. "Maître Botticelli !", je l’appelai à grande voix. Le peintre était assis devant une toile recouverte d'un tissu blanc. Lorsqu'il m’entendit, il tourna la tête vers moi, ses sourcils froncés dans une expression interrogative. Je remarquai qu'il avait l'air curieux et légèrement contrarié. "Vous n'avez pas idée de ce que je vais vous raconter", dis-je. Je racontai la rencontre entre Pallas et le Centaure à laquelle j'avais assisté. À la fin de l'histoire, les yeux de mon maître étaient devenus grandement ouverts et brillants. Il ne dit pas un mot, mais il souleva le tissu blanc par-dessus la mystérieuse toile, révélant la beauté éthérée de Pallas immortalisée au moment où elle capturait les cheveux du Centaure entre ses candides mains.
J’étais impressionnée. "Comment cela peut-il être possible ?", demandai-je avec un air choqué. Le maître, plein de soucis, répondit : "Il y a quelque temps, Lorenzo de 'Medici m'a commandé un tableau qui pourrait perpétuer l'image politique de la famille. N'ayant pas d'idées sur la façon de commencer le travail, je me suis retrouvé à errer sur le même sommet dont tu viens de me parler, à la recherche d'inspiration. C’est alors que j’ai assisté au triomphe d’Athéna sur le Centaure. Cette vision surréaliste a mis fin aux questionnements qui m’harcelaient : Athéna était l'exemple le plus clair d'un pouvoir qui ne domine pas, mais qui guide. Si tu la regarde attentivement, tu remarqueras que la déesse est droite, sa tête est haute, elle exprime la beauté, l’élégance, et la force. Elle n’est pas violente, mais calme, car elle a le pouvoir et sait l’utiliser. Elle a rappelé le Centaure à l’ordre, exactement, comme les Médicis ont apporté la paix à Florence. C’est pourquoi j’ai entremêlé les rameaux d'olivier, symbole de la déesse et de la paix chrétienne, avec des bagues à diamant, symbole des Médicis, ceux qui gardent l'harmonie dans la ville ...".
Je voulais qu'il insiste un peu plus sur l'étrange vision qui nous avait frappés tous deux, mais il était tellement absorbé par la description de son nouveau chef-d'œuvre, au point que l'idée d’enrayer son élan m'affligeait.
"Je pense que les couleurs étaient un coup de génie», dit-il ; "Je voulais travailler beaucoup sur le clair-sombre pour distinguer la raison des sens ; en effet, si tu le remarques, Pallas Athéna est lumineuse ; j’ai utilisé des couleurs très claires pour rendre cet effet, par exemple dans la robe blanche, semi-transparent. Même les cheveux et la hallebarde reflètent une lumière dorée.
Par ailleurs, Athéna est entourée d'un paysage en soi lumineux.
On ne peut pas en dire autant du Centaure, piégé à l’ombre du rocher ; pour lui, j'ai réservé des couleurs plus troubles, à la fois pour le manteau sombre et pour la peau d’olive. De plus, je pense avoir bien rendu l’interaction entre les deux personnages ; les mouvements sont dynamiques mais sans un usage excessif de pathos et de violence. Ils sont ... laisse-moi réfléchir au terme approprié ... voilà, harmonieux. Je pensais juste que je pouvais créer un lien entre ceci et mon dernier travail. Souviens-toi du Printemps ?" "Et comment l’oublier ?", pensai-je. "Après tout", dit mon maître, "la vénération de la beauté naturelle va de pair avec la recherche de la vérité, tu ne crois pas ?"
Il s’arrêta brusquement et il me sourit, comme s’il avait été pris par un coup de compassion à mon égard. "Je pense avoir tergiversé un peu trop. Revenant à la vision : elle est apparue à mes yeux en réponse à une question. Un doute devait aussi te tourmenter lorsque tu t’es aventurée sur ce sommet ; je suis curieux de savoir quoi, de si urgent, affligeait ton jeune esprit, de déranger ce pauvre Centaure et la divine Athéna ? "
Ignorant son air de suffisance, je commençais à réfléchir, lorsque la réponse m’apparut claire et livide. J’avais probablement les larmes aux yeux, car le maître me regardait avec un air perplexe ; alors je me dépêchai de parler : "Monsieur, il est difficile d'expliquer avec des mots ce qui me tourmentait au sommet de cette falaise ; ce n'est pas quelque chose de tangible ou d'observable. Depuis des années, je traîne en moi une sorte de créature animale, sauvage, qui me pousse à faire des choses merveilleuses, puisqu’elle nourrit et enivre ma créativité. Je ne pourrais jamais me passer d'elle, elle est mon âme sensible, instinctive et émotionnelle. Sans elle, je ne pourrais pas me vanter de la moindre supériorité par rapport à une machine ou à un bout de bois. Mais ma bête échappe tout contrôle, elle amplifie mes émotions de façon exagérée, transformant ma tristesse en désespoir, en rage la simple colère, la peur devient panique. Même des émotions positives se retournent contre moi : ressentir trop d'affection ou d'amour me rend vulnérable ou facilement influençable.
Je ne veux pas enchaîner ni réprimer ma créature : je sens son énergie indomptable. Elle doit s’exprimer. Je souhaiterais juste que cela cesse de nuire à mes tripes, en ouvrant des plaies saignantes que je ne peux pas guérir. Je voudrais que son feu cesse d'exploser dans ma tête avec ses langues incandescentes, qui brûlent les parois sensibles de mon esprit. Par contre, j'aimerais qu'elle soit fluide, harmonieuse, comme un ruisseau : incessant, mais équilibré et vital.
Athéna m'a honorée de sa présence, peut-être, pour ce que j'aspire à devenir : une femme qui vit de passions, mais qui ne s’en laisse pas submerger. Comme elle avec le Centaure, je dois être capable de trouver la force pour diriger cet animal intérieur avec la même grâce résolue, autrement il continuera à faire souffrir moi-même et ceux qui m'entourent. Quand j'arriverai à maîtriser ses tourbillons destructeurs, je les transformerai en esprits doux, qui me traverseront doucement, me revigoreront de leur énergie vitale, sans s'enraciner en moi, en se développant comme une infection mortelle."
Botticelli semblait touché par mon monologue passionné, et me fixait avec un regard mélancolique.
"Les effets collatéraux de la sensibilité ...", dit-il dans un murmure, si léger qu'il me fit croire, pendant une seconde, que mon maître n'était plus avec moi, ou du moins qu'il était devenu immatériel.
Je souris à nouveau avec les larmes aux yeux : il en savait probablement aussi quelque chose.
Naturellement, cet élan émotionnel ne dura pas longtemps ; Botticelli récupéra immédiatement son attitude joyeuse et ironique, bien qu’un peu arrogante, et il dit : "Ton histoire est magnifique, tu trouveras sûrement une solution au problème qui t’afflige ... Bon, tu peux dégager maintenant. Je n'ai pas pu fermer les yeux toute la nuit, et j'ai l'intention de me consacrer à un long sommeil réparateur".
Je levai les yeux regardant le ciel : "Pourquoi n’avez-vous pas dormi ? "
"J'ai eu un horrible cauchemar", répondit-il. "J'ai passé toute la nuit balader dans le rues de Florence pour éviter qu'il ne revienne."
"Que ce passait-il dans le cauchemar ?"
Le maitre me regarda d'un air grave : "Je me mariais ...".
Ça me fit éclater de rire, et Botticelli m’incendia du regard. "Au revoir, Monsieur," dis-je entre deux sourires.
Je sortis tout de suite, avec mon esprit soulagé et la prise de conscience qu'après tout chacun a ses problèmes dans la vie.
Narration de Sofia Kossiwa Sesso
Voix de Lella Costa.